La responsabilité civile environnementale dans la Common law et le droit français
« Comment pouvons-nous parler de progrès, alors que nous détruisons encore autour de nous les plus belles et les plus nobles manifestations de la vie ? ».
La réflexion qu’expose Romain Gary en 1956 dans son roman, « Les racines du ciel », secoue aujourd’hui le monde qui découvre les conséquences de l’inaction écologique. Lorsque l’on réfléchit à des solutions, le droit est en première ligne. La question du préjudice écologique, du procès climatique, se pose dans tous les pays mais la réponse apportée diffère. Les sociétés ont développé divers systèmes juridiques empreints de philosophies différentes. Il est ainsi intéressant d’observer la façon dont les juristes français et anglo-saxons répondent à cette problématique épineuse mais néanmoins essentielle.
- Une différente appréhension des intérêts à protéger
Les dommages environnementaux sont anciens, mais ils ont pendant longtemps été considérés comme des dommages acceptables. Il n’en est plus. Le droit se doit alors d’apporter des réponses pour limiter et condamner ce type de dommage.
La première étape de la réflexion juridique est la définition des termes. Il s’agit de s’interroger sur ce que la norme ou le jugement entend protéger.
L’intérêt environnemental ou le personnage principal du droit français de l’environnement .
Le droit français a très rapidement intégré le fait que la réparation du dommage environnemental n’a pas pour unique objet de servir les intérêts privés.
Dans un premier temps la jurisprudence française a fait appel à la théorie des troubles anormaux de voisinage, issue de la jurisprudence Derosne c/Puzin. Il s’agissait alors de réparer des dommages « privés », subis par tout un chacun, dans sa personne ou dans ses biens. Mais ce type de réparation n’est pas approprié au dommage écologique pur, celui qui est subi par l’environnement lui-même, indépendamment de ses répercussions. Le préjudice écologique, sous cette dénomination, émerge en droit français à l’occasion de l’affaire de l’Erika, dans laquelle la Cour de cassation a approuvé la Cour de Paris d’avoir accueilli la réparation d’un préjudice écologique. Le préjudice écologique est alors défini comme étant : « l’atteinte directe ou indirecte portée à l’environnement ».
A l’occasion de la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, la réparation du préjudice écologique fait son entrée dans le code civil (art. 1246 à 1252). La sobre définition du préjudice écologique pur inaugurée par l’arrêt Erika laisse place à une définition légale plus précise : « une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement » (C. civ., art. 1247).
Les réparations marquent le passage au centre des intérêts environnementaux par rapport aux intérêts privés. Deux nouveaux principes, exorbitants du droit commun, font leur apparition : d’une part, la prééminence de la réparation en nature (C. civ., art. 1249 , al. 1er) d’autre part, l’affectation des dommages et intérêts (et des astreintes : C. civ., art. 1250 ) à la réparation de l’environnement.
La domination des intérêts privés en Common law
La Common law est un droit économique, guidé par la satisfaction des intérêts privés. Le droit de la responsabilité délictuelle anglaise (tort law) ne connaît pas la notion de préjudice écologique en tant que telle.
Rappelons que la responsabilité délictuelle anglaise est divisée en un grand nombre de torts, chacun avec ses propres conditions de la responsabilité. Certains torts sont susceptibles d’engager la responsabilité du pollueur en cas de dommage environnemental, mais aucun n’est spécifiquement dédié à la protection de l’environnement.
Une loi de 1990 assure cette protection à travers un système de gouvernance des activités polluantes et une série de sanctions administratives et pénales en cas d’infraction. L’application de la réglementation est contrôlée par les différentes agences administratives de protection de l’environnement et par les collectivités territoriales.
La consécration du préjudice écologique à travers un nouveau tort n’est pas un enjeu en Common law. En effet, le développement d’une telle notion semble peu probable compte tenu à la fois du caractère innovant d’un tel concept par rapport aux conditions traditionnelles de responsabilité civile et de la nature (analogique) du développement jurisprudentiel anglais peu propice à la création juridique.
Lord Hoffmann dans l’arrêt Hunter v Canary Wharf a d’ailleurs exprimé cette réticence à s’écarter des sentiers battus : « Le développement de la common law doit être rationnel et cohérent. Les conditions de la responsabilité ne doivent pas être dénaturées ni des anomalies créées simplement pour remplir des lacunes. »
- La mise en oeuvre de la responsabilité du pollueur
Les deux systèmes juridiques reconnaissent l’étendue des répercussions qu’une atteinte à l’environnement peut entraîner. Ils consacrent tous deux une multitude d’actions pour réparer les préjudices qui en découlent. Mais là où le droit français reconnaît pleinement qu’une atteinte à l’environnement constitue un préjudice, la Common law ne répare les atteintes à l’environnement qu’à travers la satisfaction des intérêts privés.
Une action en droit français, consacrée à la protection de l’environnement
L’atteinte à l’environnement ouvre le droit à une action dédiée à la réparation du préjudice écologique :
Les articles du Code civil issus de la loi du 8 août 2016 qui consacrent un principe général de responsabilité environnementale. L’environnement au même titre que les hommes (C. civ., art. 1240) a le droit à la réparation des préjudices qui lui sont causés.
Il existe néanmoins une distinction entre les conditions tenant au préjudice subi par les personnes et celui subi par l’environnement. Selon l’article 1247 du Code civil, pour être réparée, l’atteinte doit être « non négligeable », ce qui consacre une vision utilitaire car seules les atteintes d’une certaine ampleur peuvent être réparées.
La préservation de l’environnement est pleinement permise grâce à l’ouverture à tous de l’action (C. civ., art. 1248) ; au délai de prescription à 10 ans (C. civ., art. 2226-1) ; la définition extensive du préjudice réparable (C. civ., art. 1251) et la primauté de la réparation en nature (C. civ., art. 1249 , al. 1er).
La réparation accessoire du préjudice environnemental en common law.
Il n’existe aucune action, tort, consacré à la protection de l’environnement. Il n’est réparé que de façon « incidente » à travers la réparation de préjudices privés. Plusieurs torts permettent ainsi de réparer en filigrane les dommages causés à l’environnement :
– Le tort de private nuisance s’applique aux troubles continus et permet au propriétaire ou à l’occupant d’un terrain d’engager la responsabilité de celui endommageant le terrain par ses troubles. Cependant, le fondement de cette réparation est l’atteinte au droit de jouissance et non les dommages causés au terrain lui-même.
– La règle de Rylands v Fletcher s’applique, quant à elle, aux dommages infligés au terrain par des événements uniques tels que les explosions. Le dommage doit avoir pour origine le stockage sur le terrain voisin d’un produit dangereux qui ensuite s’échappe. Il s’agit d’une règle très spécifique et, pour cette raison, rarement mise en œuvre.
– Le tort de trespass to land protège le droit de propriété et d’occupation contre les empiétements et les envahissements, dont la pollution.
– Le tort de negligence est destiné à sanctionner les atteintes à l’intégrité physique et aux biens de la victime. Le demandeur doit établir la faute du pollueur.
– Enfin, le délit de public nuisance permet d’engager la responsabilité pénale du créateur d’un trouble lorsque ce trouble a des conséquences suffisamment étendues pour constituer une nuisance publique. Le délit est notamment constitué lors de grands accidents environnementaux comme des marées noires.
Tous ces régimes n’offrent qu’une protection limitée de l’environnement en raison de leurs conditions d’application très restrictives. Par exemple, la responsabilité du pollueur n’est engagée que s’il est établi que le dommage occasionné est une conséquence connue et prévisible de l’activité polluante au moment de l’événement. Même lorsque le lien de causalité est indiscutable, l’engagement de la responsabilité du pollueur peut être aléatoire. Les juges peuvent ne demander que le déplacement de l’activité polluante (Tipping v St Helens Smelting).
En définitive, la responsabilité civile anglaise contribue à la protection de l’environnement à condition que ces intérêts privés coïncident avec ceux de l’environnement.
- Le « public interest », une voie procédurale commune.
Il n’est pas dans l’intérêt de la Common law de consacrer le préjudice écologique à travers un tort, la protection de l’environnement étant assurée par les textes et des organismes. Lord Goff l’a observé dans l’arrêt Cambridge Water v. Eastern Counties Leather :
« Étant donné qu’ une telle quantité de législation bien réfléchie et structurée se met en place (…) Il y a moins besoin pour les juges de développer la common law pour arriver au même objectif, et il se peut qu’il ne soit pas souhaitable de le faire ».
La France et le Royaume-Uni ont leur propre système permettant la protection juridique de l’environnement. Néanmoins, il s’agit d’un enjeu mondial dont les répercussions ne connaissent pas de frontières. L’articulation des systèmes juridiques dans ce domaine est donc un enjeu majeur.
La notion de public interest a, dans les pays de Common law, progressivement gagné en importance dans les procès climatiques de ces dernières années. Elle constituerait une base commune pour l’entente des systèmes juridiques puisqu’il s’agirait de consacrer une vocation commune et inhérente à toutes personnes physiques ou morales.
La notion trouve son origine dans un écrit de Joseph Sax datant des années 1970. Elle repose sur la notion, très anglo-saxonne et totalement inconnue des systèmes civilistes, de trust.
A partir de cela, le public trust se définit comme des ressources jugées essentielles, car vitales, sont appartenant à un patrimoine commun placé en trust c’est-à-dire sous la garde de l’Etat, trustee ou co-trustee, et géré dans l’intérêt du public, beneficiary, c’est à dire les générations présentes et futures.
En cas de mauvaise gestion, les trustees peuvent se voir intenter un procès en responsabilité vis-à vis des générations actuelles et futures (ce qui fait écho à « l’affaire du siècle »). Le trustee doit donc honorer différentes obligations telles que ne pas céder ces ressources, les préserver, les gérer uniquement dans l’intérêt de leurs bénéficiaires actuels et futurs et obtenir réparation en cas de dégradation.
Plusieurs Etats fédérés ont ainsi utilisé la notion de public trust dans leur Constitution pour protéger des parties déterminées de l’environnement, telles que des parcs halieutiques.
L’État assumerait une forme de rôle fiduciaire envers l’environnement dans un double objectif de protection immédiate des êtres humains et de préservation au nom des générations futures. Appliquée au procès climatique, cette dimension intergénérationnelle a été invoquée par différents jeunes en tant que représentants des générations futures et bénéficiaires du trust. Par exemple, les affaires Chernaik v. Kitzhaber, Juliana v. the United States of America ou Foster v. Washington aux États-Unis.
La notion semble répondre aux incitations citoyennes pour une plus grande prise en compte de l’environnement dans l’action étatique. Les grands changements mondiaux dont l’environnement a besoin actuellement pourraient être ainsi coordonnés sur la base du public trust.
- L’harmonisation internationale de la responsabilité sociale et environnementale.
Les sociétés sont des acteurs majeurs dans la dégradation de l’environnement mais également des moteurs pour sa protection. Cette dualité n’a pas empêché les sociétés de s’investir pour tenter de responsabiliser leur activité. La « responsabilité sociale et environnementale, RSE » ou « corporate social responsibility, CSR » est ainsi née de la volonté des sociétés d’intégrer différents enjeux dans leur politique. Cette « soft law » définit à l’échelle internationale représente une voie vers l’harmonisation dans la responsabilité environnementale des sociétés.
La RSE est une notion introduite par la société civile et est définie par la Commission Européenne en 2011 comme : « l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités et à leurs relations avec leurs parties prenantes. »
La norme ISO 26000 de l’ISO (l’organisation internationale de normalisation) sert de standard international pour la définition du périmètre de la RSE. Ce dernier est structuré autour de 7 questions :
- La gouvernance de l’organisation
- Les droits de l’homme
- Les relations et conditions de travail
- L’environnement
- La loyauté des pratiques
- Les questions relatives aux consommateurs
- Les communautés et le développement local.
La responsabilité environnementale, sous le prisme de la RSE, signifie non seulement satisfaire pleinement aux obligations juridiques applicables, mais aussi aller au-delà et investir dans le capital humain, dans l’environnement et les relations avec les parties prenantes.
De nombreuses entreprises ont ainsi rédigé un Code d’éthique sur la base des recommandations de l’ISO en matière de RSE. Le code d’éthique constitue un ensemble de normes privées, complémentaires des règles publiques, qui visent à mettre en avant les règles éthiques sous forme de valeurs prônées par l’entreprise.
L’adoption de ces codes permet l’uniformisation de la démarche : mettre en avant d’autres valeurs que financières. Le profit reste un objectif de l’entreprise mais il ne s’agit plus d’en faire une valeur. La RSE est une source d’inspiration des codes d’éthique, quant ces derniers en sont le vecteur.
Les chambres de commerce et d’industrie dispensent également des conseils aux entreprises qui souhaitent développer leur propre normativité en matière environnementale. La mise en place d’une responsabilité environnementale n’a jamais été aussi aisée.
En France, des labels dont le Label LUCIE 26000 créé en 2007, sont décernés aux entreprises et organisations qui s’engagent en matière de RSE. Le Centre de Formation LUCIE (CFL) propose en 2021 plus d’une vingtaine de formations, en partenariat avec des experts RSE pour aider les organisations à intégrer le développement durable au cœur de leur mission.
Le CFL développe et met ainsi à disposition des outils alignés sur la norme internationale de la responsabilité sociétale, l’ISO 26000, qui permettent à tous d’intégrer simplement le développement durable, quelle que soit son activité, ses ressources ou encore son niveau.
L’entreprise ou l’organisation qui souhaite s’engager dans la RSE doit d’abord recevoir une formation sur deux jours puis s’auto-évaluer avec l’aide d’un consultant de l’agence LUCIE. L’entreprise ou l’organisation peut ensuite choisir de valoriser sa démarche RSE en se faisant labelliser. Un expert externe et indépendant réalise alors l’évaluation sur la base d’un référentiel aligné sur la norme ISO 26000. Un comité de labellisation indépendant étudie ensuite le plan d’action et décide seul de l’attribution ou non du label.
C’est une démarche exigeante mais très gratifiante.
Quand le droit français a tenté de rendre la mesure de cette « soft law » privée, notamment grâce à la loi PACTE de 2019, la Common law laisse la prééminence à la CSR/RSE en la matière.
La responsabilité environnementale des entreprises se développe ainsi davantage sur ce terrain qui transcende tout système juridique.